De la population, et des causes de sa diminution

Analyse de la population et des raisons de sa baisse. Survol des moyens de subsistance, des prix des denrées et des migrations annuelles.

NOTE : Nous offrons aux internautes la possibilité de découvrir ce texte inédit transcrit dans sa forme originelle et avec l'orthographe de l'époque.

De la population et des causes de la diminution.


Division de la population

Nombres en 1790

Nombres en l’an X

Feux

20 207

18 750

Garçons jusqu’à l’âge de 10 ans

11 077

10 746

Filles jusqu’à l’âge de 10 ans

11 078

10 746

Garçons de l’âge de 10 à 16 ans

12 427

10 531

Filles de l’âge de 10 à 16 ans

12 728

10 961

Mâles de 16 à 60 ans

24 655

21 313

Femmes de 16 à 60 ans

24 655

22 173

Viellards de 60 à 90 ans

2 800

2 712

Viellards femelles de 60 à 90 ans

2 285

2 312

Total des enfants

47 310

42 984

Total des adultes

49 310

43 486

Total des viellards

5 085

5 024

Total des mâles de tout âge

50 959

45 302

Total des femmes de tout âge

50 746

46 192

Total de la population

101 705

91 494

Tableau de la population du département en 1790 et en l'an X

 

Noms des communes

Nombres de feux en

Population en l’an

1790

L’an X

1790

X rép.

Nice et sa campagne

5 000

4 000

25 000

20 000

Menton (ville)

548

548

3 289

3 289

Sospello (id)

800

700

4 000

3 000

Villefranche (id)

600

400

4 000

2 400

Saorgio (id)

460

460

2 400

2 400

Tende (id)

336

309

1 842

1 700

Saint Ethienne (id)

350

320

2 000

1 700

Puget Théniers (id)

260

250

1 100

1 000

Utelle (id)

320

313

1 579

1 463

Guillaumes (id)

230

220

1 300

1 100

Monaco (id)

290

296

1 100

1 175

Peglia (bourg)

280

280

1 460

1 460

Contes (id)

260

260

1 500

1 464

Dolce Aqua (id)

300

300

1 300

1 300

Figna y compris le hameau de Buggio (id)

500

500

2 500

2 500

Perinaldo (bourg)

265

265

1 350

1 350

Apricale (id)

270

270

1 300

1 300

Levens (id)

195

190

1 200

1 100

Breglio (id)

413

361

1 990

1 600

Roccabiliéra (id)

270

230

1 300

1 200

Saint Martin de Lantosca (id)

220

210

1 260

1 200

Lantosca (id)

390

320

2 100

1 600

Scarena (id)

210

200

1 150

1 100

La Briga (village)

500

520

2 800

2 895

Aspremont (id)

280

280

1 400

1 400

Eze

226

230

1 120

1 165

Torrette (id)

200

180

1 100

1 000

Tableau, extrait du 1er concernant des villes, bourgs et villages du département
qui ont une population en sus de 900 ames

 

Tel est le dénombrement de la population du département des Alpes-Maritimes, pour les années 1790 et an X (1802). J’ai pris toutes les précautions dont je suis capable pour le rendre aussi exact qu’il est possible ; il n’est pas aisé à l’administration publique d’avoir la dessus des renseignemens fidelles, dans un pays nouvellement français et encore nourri de défiances ; aussi ai-je souvent trouvé des inégalités entre les états qui m’ont été communiqués par la préfecture, et ceux que j’ai pris moi même dans chaque commune. L’état des ames des curés, là où j’ai pu me les procurer, m’a été d’un grand secours, et m’a servi à rectifier de nombreuses erreurs, en moins, que j’ai trouvées dans les registres des communes.

Il est très difficile aussi de déterminer les proportions d’ages, depuis 0 jusqu’à 16, quand on demande le nombre des enfans, on y comprend tous les individus qui ne sont pas encore en age de mariage, et il est général partout d’entendre appeller enfant, un grand garçon de seize à dix huit ans ; il est d’ailleurs infiniment rare parmi des hommes à donner esclusivement ou à garder des troupeaux ou à la culture des terres, d’en trouver qui sachent leur age ou celui de leurs enfants ; ils ne calculent guère la durée de leur vie que par les époques qui les ont le plus frappé ; celles des travaux d’agriculture, des foires, des principales occupations domestiques, sont désignées par quelque fête de culte catholique et il faut nécessairement être au fait de ce calendrier, pour savoir la dâte d’un événement. Ainsi, ce n’est qu’en consultant minutieusement soit les registres des curés, soit ceux des maires, qu’on peut obtenir une donnée quant à l’age de 16 à 60, comme c’est celui de l’inscription au registre de la garde nationale, et que, dans un pays ou ce service a été souvent en activité, chacun a intérêt à ce qu’on ne puisse s’y soustraire, il a été plus facile d’en faire le dénombrement pour ce qui regarde le sexe masculin. Ainsi, on a en même tems, dans ce nombre de 21 313, la quotité de la force départementale des Alpes-Maritimes.

En feuilletant les registres des curés, pour avoir le nombre des naissances, mariages et décès, et me procurer d’autres renseignemens, j’ai eu une ressource dont je crois utile de parler, parce qu’elle peut être employée par ceux qui voudraient faire des semblables tables. En comptant les décédés, j’ai noté l’age qu’ils avaient et leur sexe dans les deux années de comparaison. J’ai pris dans plusieurs communes un résultat de dix ans, afin d’avoir une donnée plus juste. J’ai ainsi appris combien il mourait par année de personnes de différens ages et de différens sexes ; combien il en parvenait à l’age de 10, de 16, de 60 ans et en sus, ce qui m’a en outre fourni le nombre fixe des vieillards, et une certitude sur la propriété des différentes expositions et des différens régimes de vie à favoriser la longévité. J’ai comparé ensuite ces résultats avec des tables de durée de la vie, données par différens auteurs, et avec les déclarations que l’on m’a faites, et j’ai eu le plaisir, après un travail pénible et rebutant, de voir que je m’étais fort approché de la vérité.

On voit dans ces tableaux de dénombrement, 1èrement que la population des Alpes-Maritimes est très faible ; 2èmement qu’elle est moindre aujourd’hui qu’elle ne l’était avant la guerre ; 3èmement qu’elle a un plus grand nombre d’individus de 0 à 10 qu’à cette époque ; 4èmement qu’elle contient plus de femmes. Chacun de ces objets mérite quelques éclaircissemens.

Somme de population des Alpes-Maritimes avant la guerre

Dans tous les bons pays, on compte ordinairement mille habitans par lieues carrées ; dans celui-ci le total actuel de la population, réparti sur les 211 lieues, ne donne guère plus de 450 individus par lieue ; et si l’on prélève encore sur ce total les 20 000 individus, qui peuplent la ville de Nice et sa campagne, nous n’arrivons plus à cette quotité de réparitition. Il est en effet, un grand nombre de communes du coté du nord-ouest, dont le territoire à trois à quatre lieues d’étendue en circonférence et dont la population n’est pas plus de 400 ames.

Les contrées les plus peuplées sont celles de l’est et du sud, qui produisent des oliviers ; car la population est partout en raison de la facilité de se procurer des subsistances. Briga et Tende, pays froids et sans oliviers, font seules une exception ; mais la première commune a suppléé aux autres moyens par l’industrie des laines et des troupeaux. Tende a joui du même avantage, et y a ajouté celui de sa position au pied de la montagne qui conduit en Piémont. Ses muletiers d’ailleurs ont été pendant un grand nombre d’années presque les seuls en possession des transports, de Nice à Turin.

Du coté du nord-ouest, nous n’avons que la commune de Saint-Ethienne qui ait une population un peu nombreuse relativement aux autres communes du 3ème arrondissement ; encore ces 1 700 individus sont-ils répartis entre le chef lieu appellé improprement ville et trois hameaux éloignés très conséquens ; or, cette ville a toujours joint un peu de commerce et d’industrie à son agriculture. Guilleaumes, autre petite et pauvre ville de cet arrondissement, est aussi divisée entre plusieurs hameaux et le chef lieu ceint de murailles contient à peine 500 individus ; mais cette peuplade n’ayant jamais été qu’agricole, a du nécessairement peu fructifier et diminuera toujours en quantité, par la force des circonstances développées dans les sections précédentes. Le Puget-Théniers, chef lieu de l’arrondissement, subira le même sort, mais plus tard, parce que cette ville joint un peu d’industrie à l’agriculture, ce qui ajoute aux moyens de subsistance de la classe inférieure du peuple. Cet arrondissement est divisé entre la partie sise le long du Var, et entre le Var et l’Estéron, et la partie montagneuse proprement dite ; dans la première position, on cultive, comme on l’a déjà vu, l’olivier qui est l’unique ressource ; mais son produit est si petit, que ce nonobstant la population des communes est inférieure à celle des communes de la montagne. On a peine à y trouver un village au-dessus de 600 ames au lieu qu’on en trouve facilement de 7 à 800, dans les montagnes, non seulement de cet arrondissement, mais encore du premier.
Il serait difficile pourtant d’augmenter la population de ces dernières, à moins d’y amener un peu d’industrie ; leur principale ressource est dans les bestiaux ; et l’on sait que les peuples pasteurs ont besoin d’un grand territoire, sans augmenter trop de population, à moins qu’ils ne recourent comme les berges de Briga et de Tende aux paturages étrangers.

Nous pouvons donc diviser les proportions de population de ce département en trois catégories ; la première et la plus considérable est celle des contrées riches et fertiles en oliviers et orangers ; la deuxième, et moins considérable, est celle des parties montagneuses, riches en paturages ; la troisième, enfin, qui est la moindre, occupe la contrée intermédiaire qui n’a pour sa subsistance que de maigres oliviers.

Je ne crois pas que les Alpes-Maritimes aient jamais eu une population qui excédat de beaucoup celle que nous avons assignée pour l’année 1790 : la ville de Nice était alors à la plus haute prospérité, dont elle eut jamais joui. Le nombre de ses édifices se trouvait doublé, et la population parut si nombreuse que dans un dictionnaire géographique imprimé dans cette ville, on la fit monter à 38 000 ames, exagération improuvée alors par l’Intendance qui seule avait le droit de faire les dénombremens, et des notes de laquelle j’ai tiré la somme de 25 000 ames, adoptée par les personnes les plus judicieuses.

Mais si nous faisons abstraction de la ville de Nice, nous trouverons que le reste du département a été beaucoup plus peuplé qu’il ne l’était en 1790, et que semblable à toutes les villes, ou le luxe et le commerce commencent à s’établir, Nice a opéré la diminution de la population des campagnes conjointement avec les causes phisiques développées précédemment qui ont porté atteinte à la prospérité de l’agriculture. Sauf dans quelques endroits, je trouve partout une plus grande population, avant 1740, sans compter les villages et chateaux existans encore du tems d’Emmanuel Philibers et dont il ne reste plus que le souvenir. Sospello eut autrefois 6 000 habitans ; la petite ville d’Utelle en eut 5 000, qui se réduisirent ensuite en trois. Le Villars, chef lieu des Etats des comtes de Beuil avait en 1 500 une population de 1 200 ames, en 1760 de 800, en 1790 de 570 et il l’a aujourd’hui de 600. Beuil, il y a 80 ans, comptait dans son enceinte, 210 feux ; il ne lui en reste plus aujourd’hui que 160, dont la moitié s’expatrie régulièrement tous les ans. D’après ce que j’ai vu dans les cadastres du XVIe siècle, Guilleaumes avait une population de 1 800 ames, et un territoire six fois plus étendu qu’aujourd’hui ; munie d’un château fort et de fortification, elle était, au Xe siècle une clef de la Provence. Puget-Théniers a eu une population de 2 000 ames, Tende de 3 000, etc. etc. Si nous nous portons dans des tems plus anciens encore, nous trouverons des populations plus étendues dans les différens bourgs et villages ; le département morcelé alors entre 3 à 4 seigneurs souverains, et quelques républiques, pouvait jouir d’une assez grande prospérité dans ses diverses parties, parce que chaque petit Etat avait intérét à augmenter sa fortune et à conserver ses hommes. J’ai lu de vieilles chartes qui honoreraient encore le siècle actuel : la vallée de Barcelonnette fesait alors partie du département ; c’était par là qu’on arrivait dans la Haute Provence et le Dauphiné ; des ruines de boutiques placées dans les villages qui se trouvaient sur cette ancienne route attestent qu’il y avait alors quelque commerce. Depuis un siècle, les campagnes ont peu à peu dégénéré de leur antique prospérité ; il n’est resté à leurs habitans que des champs déjà usés, et le système des grandes villes trop recherché par les potentats en a soustrait un grand nombre à leurs anciennes demeures.

Nice, d’abord bicoque batie sur le rocher, où sont les ruines de son château descendit peu à peu dans la plaine, mais dans une enceinte très resserrée ; sa population était si peu de chose que les guerriers d’un des petits Etats de la montagne ne la redoutaient pas. Port de mer, et par conséquent exposée à la contagion, la peste la mit plusieurs fois à deux doigts de sa perte. En 1744, elle était encore dans la première enceinte, sans arts, sans commerce, sans lumière ; les plus beaux quartiers d’aujourd’hui étaient des jardins ou des landes incultes ; ses souverains, en la déclarant port franc, y attirèrent des avanturiers qui l’ont vivifiée et qui l’ont rendue ce qu’elle est aujourd’hui. Sa population a fait des progrès rapides et est susceptible d’en faire encore mais le reste du département a subi un ordre inversé ; il a perdu ce que Nice a obtenu en plus, de sorte que sur le total, il se trouve une balance assez exacte, à la différence que cette ville n’est pas en état de compenser les désavantages qu’un pays doit éprouver lorsque les campagnes manquent de bras.

Plusieurs circonstances qui tenaient aux institutions sociales concouraient pareillement à limiter ou à retarder les progrès de la population mais nous les développerons en parlant des mariages.

J’excepte pourtant de ces considération sur la dépopulation du département, les anciens petits Etats du prince de Monaco. Monaco, Roquebrune, et Menton sont aujourd’hui ce qu’ils ont toujours été ; fourni d’une petite population analogue au petit mais riche territoire suffisant pour la nourrir, bornés à cette unique ressource. Que la clémence du beau ciel où ils se trouvent situés leur a toujours laissée, il ne paraît pas qu’ils aient jamais été, ni au deçà ni au au delà.

Cause de la différence de population entre 1790 et l’an X (1802)

Il y a en l’an X (1802) 10 211 individus de moins dans le département qu’en 1790 et il est facile de pressentir les causes de cette différence. Elle eut été plus grande encore si l’on eut fait le dénombrement il y a 3 à 4 années, lorsque les nombreux émigrés que l’opinion ou la fraieur avaient décidé à abandonner leur foyers, n’étaient pas encore rentrés. Les maladies et les évènements de la guerre ont en majeure partie operé cette diminution ; le département a subi deux épidémies terribles, de fièvres des camps ou des hopitaux, en l’an III et en l’an VIII, qui ont fait périr 8 009 personnes. La guerre a moissonné un grand nombre de jeunes gens qui avaient suivi les drapeaux du roi Sarde ; d’autres, rentrés après les défaites de ce prince, et livrés au brigandage ou simplement soupçonnés, ont subi une mort plus honteuse ; la misère a certainement abrégé la vie de plusieurs. Aujourd’hui qu’un tems plus serein succède à ces jours d’orages, la population reprend de la vigueur ; les plus effarouchés retournent avec plaisir sous le beau ciel qui les a vus naître, et d’une année à l’autre, il y a une augmentation marquée. Les registres de la préfecture ne donnent pour l’an 9 que 88 071 individus ; le dénombrement que j’ai fait cette année (an X) commune par commune, m’en fournit 91 494, il y a donc déjà 3 423 d’augmentation de population pour le département d’une année à l’autre.

Il est pourtant digne de remarque que ce sont particulièrement les communes situées dans les parties montagneuses du nord et de l’ouest, ainsi que dans les vallées de la Bévéra, de la Roia, de la Visubie et de la Tinée, qui ont le plus diminué de population. Les communes maritimes, celles de la vallée de la Nervia et plusieurs autres méridionales, sont restées dans le même état et ont même un peu gagné, soit qu’on doive l’attribuer à une plus grande facilité de subsistances, qu’elles aient moins été le théatre de la guerre que les précédentes, ou qu’elles aient moins fourni de soldats à leur ancien gouvernement. Tandis que Tende va chaque jour en décroissant, la commune de la Briga sa voisine augmente de population : je me suis assuré par ses états annuels qu’elle a acquis 500 individus de plus depuis 50 ans, desquels au moins 100 depuis la Réunion. Ce peuple pasteur étranger aux guerres et aux opinions a continué son trafic ; il n’a pas craint de mener ses troupeaux au milieu des camps et tandis que la rivière de Levenza lui emportait ses terre d’un coté, il s’enrichissait de l’autre, ce qui est une preuve manifeste que l’industrie doit être joincte à l’agriculture pour maintenir la population d’un pays.

Cause d’un plus grand nombre d’enfans

Les causes de dépopulation dont j’ai parlé, ont agi particulièrement sur les adultes ; et si ces adultes n’eussent été mariés, la disproportion entre les deux années serait plus grande encore ; mais les enfans qu’ils ont laissés remplissent en grande partie le vuide. Aussi, en parcourant les villages, voit-on un grand nombre de ces petits orphelins, de l’age de la révolution politique des Alpes-Maritimes et l’on peut presque compter pour la moitié de la population la classe des individus qui n’ont pas encore atteint leur 16ème année.

Plus grand nombre de femmes

Il en est de même des femmes ; on croirait qu’un village n’est peuplé que de femmes et d’enfans, à en juger par la quantité qui s’en présente à la vue en y entrant, ou bien on serait porté à penser qu’il est des endroits ou la nature fournit plus de femmes que d’hommes ; mais lorsque cette idée m’a été suggérée par les récits qu’on me fesait je l’ai rectifié de suite au moyen de l’analyse des familles, et j’ai vu qu’il nait réellement dans ce pays, comme ailleurs, autant de mâles que de femelles, et que si dans une famille il ne se trouve que des filles, il se trouve dans une autre le même nombre de garçons. Il est certain que dans le département des Alpes-Maritimes, il y a aujourd’hui plus de femmes que d’hommes, mais cela tient aux causes ci dessus ; l’excédent étant presque entièrement en femmes veuves dont il y a 1 331 de plus d’hommes mariés ou veufs. L’épidémie de l’an 8 a en cela de particulier comme j’en ai été le témoin, et comme cela m’a été confirmé partout, qu’elle a attaqué et emporté les corps robustes, et d’age viril et un beaucoup plus grand nombre d’hommes que de femmes. Au reste, on croirait, au premier abord, que cet excédent de femmes est excessif ; on me le donnait tel quand je fesais des recherches sur la population ; mais, accoutumé à me défier des opinions populaires, j’avais recours au calcul et par ce moyen, je ne l’ai trouvé nulle part plus fort d’un 50ème . Ainsi par exemple, occupé de ces détails, à Saorgio, en plein conseil municipal, il se trouva après être venu au fait, que l’excédent des femmes, qu’on croyait très grand, n’était dans cette population de 2 400 ames, que de 46, au grand étonnement de l’assemblée.

Ce qui fait que dans tous les pays on regarde le nombre de femmes excédant à celui des hommes, c’est que ce sexe casanier reste au village, et demeure assis tout le jour sur les portes, tandis que l’homme va aux champs. Ce qui est encore plus ordinaire ici que dans plusieurs autres contrées, ainsi que nous aurons occasion de le dire ailleurs.

Les moyens de subsistance, du prix comparatif des denrées, et des migrations annuelles

Subsistance des différentes classes du peuple

La nourriture de toutes les classes des naturels de ce département, est en général, dirigée vers le régime végétal. A Nice même, il est rare que les classes moyennes et inférieures mangent de la viande un autre jour de la semaine que le dimanche. On y joint du poisson, lorsqu’il est abondant, et en particulier le plus commun et de la plus petite espèce, tel que les nonats, la potine, la sardine, l’anchois frais, la bogue, le capellan, et autres de cette nature qui, dans les bonnes pêches, ne se vendent que depuis 15 jusqu'à 30 centimes (la livre) par 3 hectogrammes. On ajoute toute l’année à cette nourriture quelques poissons salés tels que la morue, le stokfis, les anchois, les harangs et ce dernier poisson qui vient de loin et qui est très sujet à se gâter, est souvent vendu tel par les négotians avides après lui avoir enlevé les entrailles qui sont ce qui lui donne le plus de mauvaise odeur.

La vie végétale consiste particulièrement dans les légumes, les racines, les choux, les aubergines, les pommes d’amour et les figues. Le pain étant une denrée qu’on a intérêt de ménager, on y supplée beaucoup toute l’année par des soupes de fèves copieuses, des pommes de terre, et des figues fraiches ou sèches. Le paysan de Nice aime naturellement les épiceries et les poivrons ; cependant je ne l’ai pas vu manger avec autant d’avidité que dans la campagne de Marseille des oignons et des ails crus. En général, son régime est plus sain et plus substanciel que celui des paysans marseillais. Il joint presque toujours du vin à ses alimens, et l’huile qu’il a en abondance fait qu’il mange de bonnes soupes et qu’il peut la faire servir partout d’assaisonnement.

J’ai pourtant remarqué qu’il s’est fait un changement dans le régime, depuis la Réunion, dans la partie maritime du département ; on usait beaucoup dans l’ancien régime, de morrue et de stokfis. Soit parce que cette marchandise est devenue très rare durant la guerre, soit, à l’imitation des Français plus portés pour la viande que ces peuples, on consomme beaucoup plus aujourd’hui de cette nourriture, ou du moins on emploit en viande la quantité qui n’est pas consommée en poissons secs. Les boucheries de Menton ne débitaient en 1790 qu’environ 80 bœufs , 300 moutons, 50 veaux ; celles de Nice, (il m’a été impossible de le savoir) pour une population de 25 000 ames. Les premières consomment aujourd’hui 100 bœufs, 600 moutons, 60 veaux et les secondes 1 400 bœufs, 6000 veaux, 10 000 moutons ou brebis pour une population de 5 000 ames de moins.

Il n’en est pas de même dans l’intérieur du département. Quoiqu’on y fut généralement sobre en fait de substances animales, on y consommait plus de viande avant la révolution qu’aujourd’hui. Dans les petites communes, il est impossible de s’en procurer, et dans les plus grandes on n’en peut guêre avoir que pour un ou deux jours de la semaine.

Voici l’état comparatif de cette consommation pour quelques unes de celles, où l’on consommait le plus de viande.

Noms

 

des

communes

Année 1790

Année Xème (1802)

Boeufs

Veaux

Moutons chèvres ou brebis

Agneaux et chevreaux

Boeufs

Veaux

Moutons chèvres ou brebis

Agneaux et chevreaux

Nice

80

50

300

200

1 400

6 000

10 000

6 000

Menton

70

300

600

1 000

110

60

600

400

Sospello

20

120

120

200

40

160

300

500

Breglio

24

30

200

100

10

30

100

100

Saorgio

24

200

500

400

12

15

100

50

Tende

24

24

360

150

80

380

300

300

St Ethienne

24

24

240

100

80

12

144

100

Entraune

24

100

96

90

80

12

96

60

Guilleaumes

24

130

120

100

80

50

48

50

Puget Theniers

8

180

200

100

80

70

80

60

Roccabilliéra

6

150

200

100

5

100

100

60

Lantosca

20

30

100

100

3

80

60

50

Scarena

12

20

60

60

Cette consommation pour les communes sises sur la route de Nice à Turin, était faite en partie par les voyageurs dont le nombre est actuellement très petit. Celle qu’on fait aujourd’hui est uniquement pour la table des plus riches et des gens d’églises, car quant au laboureur, le prix de la viande ne lui permet pas d’y atteindre ; cependant dans plusieurs communes il y était particulièrement dirigé, et il pourrait bien avoir éprouvé quelque changement dans sa constitution dans les tems ou il fut contraint d’adopter exclusivement la nourriture végétale.

On peut donc dire que le régime végétal, conjointement avec du vin, dans les communes les plus riches forment la base essentielle de la nourriture du peuple, dans l’intérieur du département ; et cette nourriture est même grossière, et très lourde ; il est vrai que, d’après toutes les observations que j’ai faites, en visitant ces contrées, je me suis convaincu que cette nourriture est nécessaire à la constitution d’hommes exercés à des travaux aussi pénibles, lesquels avouent qu’une nourriture légère et délicate ne les soutient pas, et qu’ils préfèrent des alimens de difficile digestion.

Le pain, première base de la nourriture, y est rarement de froment. Comme l’on est contraint d’acheter du bled pour huit mois de l’année, dans la majeure partie du département, c’est au seigle et à l’orge qu’on donne la préférence, et dont on fait le plus généralement du pain. Dans les communes de la montagne, on en cuit ordinairement en frimaire, pour quatre mois, et on le fait lever de manière qu’il se développe une acidité insoutenable pour des estomacs qui n’y sont pas accoutumés dès l’enfance. Heureux encore quand ils peuvent avoir de ce pain, durant toute l’année dans ces dernières années, 8 et 9. Le blé a été si cher, les transports si couteux et diverses communes ont été si pauvres qu’elles ont été forcées de faire du pain avec les fruits de néfflier, de l’azerollier, et de l’arbousier rotis au four, pulvérisés et mêlés avec un peu de farine de seigle ; ainsi est arrivé à Guilleaumes et à d’autres communes de son voisinage, qui ont, plus d’une fois fait cette expérience. D’une autre part, dans le 2ème arrondissement, vallée de la Nervia, comme le prix des transports pour aller chercher du blé à Nice est excessif, et que les douânes liguriennes jointes au permis de transit des douânes françaises augmentent encore ce prix, le pauvre habitant s’approvisionne dans les magasins de la Rivière de Gênes, lesquels ont fourni ces années passées des mauvais grains d’ou sont résultées diverses maladies.

On peut reprocher aux négotians de ces parages de s’approvisionner souvent à Marseille du rebut des grains pour le débiter dans les communes qui cherchent le bon marché. A Nice même, la classe laborieuse ne mange que du mauvais pain, ainsi que je l’ai démontré aux magistrats, dans plusieurs occasions où ils m’ont consulté. Outre de n’être pas nourri, le peuple en est exposé à diverses maladies des premières voies qui passent souvent dans les secondes ; puisse venir le jour ou l’on établira sur ces objets une surveillance efficace.

Généralement partout les pommes de terre, les chataignes où il y en a, la bouillie avec la farine d’orge, les lentilles , fêves, gesses et autres légumes, la recuite autres choses de cette nature, assaisonnées avec de l’huile, là ou l’on en récolte avec de la graisse du menu bétail dans les pays à paturages, remplissent toutes les lacunes qui ne sont pas occupées par le pain. La plus grosse dépense est pour le vin qu’on se procure à quelque prix que ce soit, et dont l’on fait une plus grand consommation dans la montagne que dans la plaine ; la privation de cette denrée a souvent occasionné des maladies.

Moyens de se procurer la subsistance et migrations annuelles

Après avoir considéré le prix de chaque chose, et vu combien les objets de première nécessité ont augmenté de prix depuis 12 ans, voyons quels moyens ont les habitans de ce département pour subvenir à leurs besoins. Nous partons d’abord d’un principe déjà établi qui est qu’ils n’ont du bled récolté chez eux que pour quatre mois de l’année ce qui suppose un achat de grain à l’étranger de 137 600 hectolitres (86 000 charges) en donnant à chaque individu de la population la quantité de 2 hectolitres 4 décalitres de grains (6 settiers), à consommer annuellement. On peut estimer aussi qu’on se procure de dehors au moins la moitié de la quantité de vin consommé dans le département, et un vingtième des draps toiles et autres choses nécessaires à l’habillement ; à quoi il faut ajouter le payement des diverses contributions directes et indirectes.

Il est évident par l’apperçu de ces calculs et par les principes développés dans les sections précédentes, que le département n’a qu’un très petit nombre, si même il en existe aucun, de ces grands riches assez communs dans les contrées les plus fertiles ou plus industrieuses ; mais d’une autre part, s’il a peu de riches, il a aussi faurt peu de véritables pauvres. Chacun se soutient, en faisant les plus grands efforts pour tirer tout le parti possible de l’agriculture.

Dans le dénombrement que j’ai fait des mendians, des domestiques, des journaliers, des bergers, des propriétaires laboureurs, et des propriétaires bourgeois, hommes et femmes, de toutes les communes du département, je n’ai pu découvrir que 600 mendians, ne possédant rien, et encore y en a-t-il beaucoup d’étrangers.
J’ai trouvé, en journaliers 6 699
En domestiques 2 500
En bergers 2 785
En propriétaires laboureurs 15 919
En propriétaires bourgeois 2 000
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Ainsi nous avons déjà 29 903 individus occupés, vivans de leurs travaux, ou du produit de leurs terres desquels 26 000 sont adonnés exclusivement à la culture des 18 499 hectares composant la partie cultivée de la surface du département.

Mais il faut noter que des 6 699 journaliers, plus de la moitié sont aussi propriétaires, et ne louent leurs bras qu’après avoir cultivé leurs biens, dont le produit ne suffit pas à leur entretien ; car dans l’intérieur du département, le nombre de gens qui n’ont rien est extrêmement rare, et ce n’est guère qu’à Nice, Menton et Monaco, ou il se trouve des laboureurs attachés à un champ qui ne leur appartient pas ; à Nice, il en est au moins mille et cinq cent de cette nature. Chefs de famille, vivant de père en fis de la culture des vignes des citadins, et ne donnant pas d’autre métier à leur enfant.

Parmi les bergers, le tiers au moins s’adonne aussi aux travaux des champs, lorsqu’il en vient la saison, retournant à son troupeau quand sa terre n’a plus besoin de lui.
Parmi les laboureurs, il en est qui s’occupent aussi à quelques métiers grossiers dans l’intervalle des travaux et en général, il est peu, dans l’intérieur du département de maçons, de charpentiers, de cordonniers, de tailleurs etc, uniquement adonnés à ces professions ; souvent le même homme en fait plusieurs, il quitte son atelier, pour aller travailler aux champs.

Voyons à présent quelle ressource on a pour se procurer l’excédant des denrées de première nécessité que le pays ne fournit pas.

Ici, on doit encore recourir à la division territoriale que nous avons faite, de terrain complanté d’oliviers, et de terrain n’en produisant pas. Dans le premier cas, la ressource de l’habitant est dans la récolte de l’huile ; dans le second cas, sa ressource est dans ses paturages, dans ses troupeaux, et dans la plus grande quantité de grains qu’il récolte. Je fais abstraction de la récolte des orangers et des citrons, parce que le terrain qui la fournit est fort peu étendu et qu’il n’y a, sur toute la population, qu’un petit nombre de citoyens qui en profitent.

Nous avons déjà observé que les territoires fertiles en oliviers sont les plus peuplés ; dans le fait, il semblerait que c’est là, ou il doit y avoir le plus d’aisance. Pendant ces deux années, 9 et 10 républicain, l’huile a été à un prix très élevé. Elle s’est vendue, en l’an IX, jusqu’à 2 francs 31 centimes le kilogramme (18 francs le rub), et en l’an X, jusqu’à 2 francs 82 centimes 38 deniers le kilogramme (22 francs le rub). Or, il est plusieurs communes qui récoltent de 77 907 kilos (10 000 rubs) à 116 860 kilogrammes (15 000 rubs) d’huile. On peut juger de là de la quantité d’argent qui devrait y entrer. Cependant, soit par la force des circonstances, soit par les suites d’une mauvaise administration domestique, on ne trouve pas dans ces communes toute l’aisance à laquelle on s’attendrait, sauf chez un petit nombre de particuliers.

C’est que ce n’est pas le cultivateur qui profite du haut prix de la denrée, mais ce sont les marchands les spéculateurs : jusqu’aux époques actuelles, l’huile n’avait jamais eu autant de valeur et cependant le cultivateur devait s’endetter pour acheter du grain à un prix très cher en attendant les récoltes. Pour obtenir l’argent nécessaire à ses besoins, il vendait, il vend encore son huile sur l’arbre, avant même qu’il soit en fleur, à un prix très bas ; il est dans chaque village, quelques uns de ces spéculateurs sur la misère publique qui tirent leurs fonds des spéculateurs de Nice, lesquels les tirent eux mêmes de leurs commettants de Marseille. Les meuniers aux moulins d’huile font ordinairement ce commerce. On donne, ainsi 77 centimes 90 c, et tout au plus 1 franc 15 c et ½ (6, 7 et 9 francs le rub) le kilogramme par avance au bon cultivateur qui se trouve, à la récolte, avoir déjà consommé tout son revenu, et obligé d’emprunter de nouveau pour vivre l’année d’après et solder ses contributions.

Tel est le sort de la majorité des habitans des territoires qui produisent l’huile. Celui des habitans des cantons, ou cette denrée, quoique l’unique, est cependant peu abondante, est encore plus déplorable quand au sort des particuliers qui ne sont pas forcés à ces mauvais marchés. Il est certainement heureux, lorsqu’ils ont de bonnes récoltes d’huile, d’autant plus qu’ils jouissent encore des produits des paturages d’hiver qui n’appartiennent qu’à un petit nombre de citoyens ou aux municipalités.

Dans la partie montagneuse qui ne produit point d’huile, il y a moins de richesses apparentes et plus de prospérité réelle. Il semble que les biens qui arrivent tout à coup ne profitent pas, et que leur durée est en raison de la sollicitude constante qu’ils ont occasionnée pour les amasser. Je ne puis pas mieux comparer les peuplades de ce pays, qui mettent leur confiance dans l’huile, qu’aux habitans des contrées de France où le vin est la principale richesse ; elles ont plus de pauvres, la richesse est moins partagée que dans les pays de montagne, ou l’avidité des spéculateurs trouve moins d’embuches à dresser aux habitans.
La ressource des montagnards des Alpes-Maritimes est dans le grain et les troupeaux ; je dis dans le grain, parce qu’il est plusieurs communes dans l’arrondissement de Pujet-Theniers et de Nice, telles que Peaune, Beuil, Rigaut, Saint-Etienne, etc, Lantosca, Utelle, Roccabiliera, Saint-Martin de Lantosca, La Val de Blora, Ilonsa, etc., qui ont non seulement du grain pour elles mais encore pour en vendre aux communes voisines lorsque la récolte est un peu belle. Nous avons donné un apperçu des profits qu’elles retirent des troupeaux, avec lesquels on se procure des départemens circonvoisins, (car les communes de l’ouest communiquent peu avec Nice) les choses nécessaires dont on manque.

Il m’a pourtant semblé de voir que cette prospérité que j’ai trouvée plus universellement répendue dans les parties nord et ouest du département que dans les méridionales, est bornée à une somme de population au delà de laquelle elle n’existerait plus. Ce qui le prouve, indépendamment des considérations que nous ferons dans le chapitre suivant sur les mariages, ce sont les migrations annuelles d’une partie des habitans des premières communes, que je n’ai pas trouvées dans les communes méridionales.

Des migrations annuelles

Il n’est en effet aucune des communes sises au nord et nord-ouest, ou il n’y ait chaque année un nombre donné de propriétaires les moins aisés qui quittent leurs foyers, hommes, femmes et enfans, pour aller dans le plat pays passer l’hiver, et faire quelque guain, pour retourner chez eux à la belle saison. Le total de ces émigrans de toutes les communes dont je parle est de 2 029, et il était à peu près le même avant la Révolution.

Cet usage est ancien ; j’ai appris des vieillards, qu’il était déjà connu, il y a 80 ans ; il est vrai que la contagion a gagné, et que les difficultés des subsistances allant en augmentant, le nombre des émigrans est aussi augmenté.

Les bergers mênent avec eux leurs troupeaux pour les faire paître sur les cotes de la Ligurie, ou dans les pleines des départemens des Bouches du Rhône et du Var. Ceux qui n’ont point de troupeaux vont se louer pour bergers, pour domestiques ou pour journaliers ; une grande partie de ces émigrans est employée dans les campagnes de Nice, de Menton, de Vintimigle et de Saint-Rémo, à la cueillette des olives à l’Isola et particulièrement à Saint-Dalmas le Sauvage, les habitans apprennent de bonne heure à jouer de la vielle et d’autres instrumens, avec lesquels ils vont dans les villes de France exécuter cette musique ambulante qui interrompt souvent délicieusement le repos de la nuit. Leurs oreilles sont accoutumées dès l’enfance à l’harmonie et l’on voit les enfans tressaillir en appercevant une vielle entre les bras de leurs pères. J’étais à Saint-Dalmas la veille du départ de la caravane ; le maire, vieillard respectable, chez qui je dinai, avait fait signe à ses enfans et à cette jeunesse qui allait partir ; au milieu du dîner, j’entendis une musique ravissante (qu’on me passe le terme) exécutée avec un grand nombre d’instrumens qui me délassa de toutes mes fatigues, qui me fit oublier et la neige qui tombait à gros floccons, et les horreurs de la nature dont ce village est environné. Le lendemain, il n’y avait plus que les vieillards, les femmes et les enfans.

C’est ordinairement au vendemiaire et brumaire que ce départ à lieu, pour ne revenir qu’en prairial suivant.

Autres fois, ces migrations annuelles avaient pareillement lieu dans les parties méridionales riches en huile. Ces contrées hérissées de pics, comme le reste du département, sont très sujettes à la grêle ; et fort souvent lorsque cet accident avait lieu, la population entière d’une commune quittait ses foyers, pour aller chercher du pain ailleurs ; ainsi m’a été rapporté par des vieillards dignes de foi qui se rappellent de ces époques, c’est-à-dire il y a 60 ans ; alors l’huile ne valait encore que 32 centimes 1/10 le kilogramme (2 francs 50 centimes le rub), et elle ne pouvait être une ressource.

Successivement cette denrée a augmenté de prix : à mesure que les peuples du nord se sont civilisés, que leurs vaisseaux ont fréquenté ces parages, que leurs gouts accoutumés à l’huile de poisson et à d’autres huiles grossières, a donné la préférence méritée à l’huile d’olives ; à mesure que les savoneries de Marseille se sont multipliées, et qu’elles ont employé entièrement les huiles grasses d’Italie, de Sicile et du Levant qui, à l’époque de nos gouts plus grossiers, concouraient avec les huiles de Provence pour la table, à mesure enfin que le commerce a étendu ses limites et que les hommes ont été plus délicats dans le choix des alimens, l’huile de la Provence et de ces contrées a acquis une valeur à laquelle on ne se serait pas attendu.

Progression dans le prix des huiles

Elle était pourtant restée en stagnation depuis 64 centimes 1/5 jusqu’à 1 franc 15 centimes ½ le kilogramme (de 5 à 9 francs le rub) dernier prix qui paraissait le non plus ultra ; lorsque cette dernière guerre fermant les communications avec l’Italie obligea les savonneries à employer les huiles de Nice et de la Ligurie moins propres que celles de Sicile et de Calabre à cet usage. Le froid de 1789 qui avait fait périr le plus grand nombre des oliviers de la ci-devant Provence, concourant à faire valoir les oliviers de Nice, heureusement conservé. Ainsi cette denrée, recherchée à la fois et par les arts et pour la table, doubla bientôt de prix, et fut portée comme nous l’avons dit, jusqu’à 2 francs 82 centimes le kilogramme (22 francs le rub).

Ce n’est pas qu’elle puisse soutenir cette valeur, la concurrence rétablie par la paix l’a déjà faite baisser mais devenue d’une nécessité générale et susceptible de s’étendre encore à mesure que le goût des nations se raffinera, elle restera toujours à un taux suffisant pour procurer une subsistance honnête aux propriétaires qui la recueilleront.

Le haussement de prix de cette denrée a produit une ressource à ceux qui la possédent, inconnu auparavant lorsqu’elle suivait le taux du blé et des autres choses nécessaires. Une bonne récolte les a mis à même de lutter pendant deux ans contre la grêle et les autres fléaux qui, détruisant leurs moissons, les obligeaient jadis à tout quitter.

Mais cette source de richesses peut devenir aussi source de misère ; à quoi seraient réduits ces habitans, si leurs oliviers venaient à périr, ou s’ils contractaient généralement les maladies dont j’ai parlé ? Et voilà pourquoi je voudrais qu’une sage prévoyance s’occupat un peu plus de ces arbres, sans les livrer, comme on fait, aux erreurs de la routine et à la seule providence de la nature.

Avec cela, ces derniéres contrées, comme nous l’avons dit, ont une prospérité moins générale que les premières ; leurs bourgades plus peuplées offrent des inégalités de fortune plus tranchante.

L’espoir d’une subsistance facile engage dans les pays d’huile à la population mais la mauvaise administration dont j’ai parlé rend cet espoir nul, chaque année, au père de famille, obligé pour nourrir beaucoup d’enfans de continuer de mauvaises affaires : la grande population est donc nuisible en ces circonstances, surtout s’il arrive une récolte mauvaise. Au contraire, dans les pays de montagne, ou la population est égale aux ressources, il y a toujours la même prospérité.

Il semble donc que la nature des choses a établi une balance exacte entre les deux divisions territoriales que nous avons suivies ; là où le sol est plus riche, il y a aussi plus de consommateurs ; là, ou il l’est moins, il y en a moins ; de sorte qu’on peut dire que si chaque village de la montagne paraît plus à l’aise, il le doit à son peu de population, laquelle, dans l’état actuel étant augmentée, nuirait à la prospérité commune. Mais si, aux ressources offertes par la nature, on ajoutait celle de l’industrie, il est indubitable que la population pourrait être, sans danger, d’un tiers en sus, dans l’une et l’autre division, et que les pays d’huile auraient un avantage marqué sur les autres cantons qui n’en produisent pas.

Influence de la Révolution sur les subsistances

Quelle influence a eu la Révolution sur la facilité de se procurer des subsistances ? Elle eut pu améliorer de beaucoup le sort des petits propriétaires, en leur divisant les grands biens des corporations abolies ; mais loin de produire cet effet qui eut attaché le plus grand nombre au régime français, elle en a produit un contraire. Lors de la conquête, le pays s’est trouvé presque désert par la fuite précipitée d’une multitude de familles effrayées ou égarées, mise ensuite sur la liste des émigrés ; les biens nationaux sont devenus la proie facile de quelques étrangers et d’un petit nombre de naturels, de sorte que les fortunes autre fois divisées se trouvent aujourd’hui accumulées entre les mains de quelques hommes qui ne savent pas en jouir, et qui ont des biens dans les parties reculées du département, dont ils ne connaissent ni la localité ni la quantité. Ici, la règle de Smith sur les grands propriétaires est fausse car ces biens possédés par des nouveaux riches, avides, ou qui n’osent faire de la dépense, sont livrées à des fermiers qui les épuisent pour en tirer promptement le meilleur parti possible. Ils sont certainement moins bien travaillés en général que lorsqu’ils étaient divisés entre de petits propriétaires.

En général, dans les parties nord et nord-ouest, qui ont été longtems le théatre de la guerre, le peuple a beaucoup souffert, parce qu’il a eu ses bestiaux enlevés, ses granges et ses maisons incendiées ; puis le prix de toutes les denrées a augmenté, les impositions ont doublé, et il n’y a pas en plus de facilité dans les moyens de travail pour se procurer la subsistance.

Tant de professions et d’états qui tenaient au mode de gouvernement de 1790, sont devenus d’une nullité non seulement absolue, mais encore à charge, parce qu’en amolissant le corps, ils l’avaient rendu impropre aux travaux de l’agriculture.

D’autre part, le second arrondissement et toute la partie du premier, riche en huile, y ont gagné par l’augmentation du prix des huiles ; ajouter que la plupart des paturages d’hiver appartenaient au seigneur de chaque village qui les affermait à un prix très haut et souvent de préférence aux étrangers qu’à ceux de la communauté ; ces paturages, devenus la propriété ou de la commune ou des particuliers, ont aujourd’hui un prix plus bas, et permettent à chaque propriétaire de tenir un plus grand nombre de bestiaux. Aussi, dans ces cantons, la nourriture du laboureur est-elle plus saine, et voit-on plus d’aisance dans sa maison.

Je finirai ce chapitre par dire un mot du sort de cette classe de journaliers, qui est absolument sans propriétés foncières. En considérant que le paysan de Nice a la moitié des récoltes, on le croirait susceptible de s’amasser des fonds pour devenir un jour propriétaire. Cela n’est pas, et, au contraire, chaque année il doit à son maître l’huile qu’il récoltera à sa part l’année prochaine indépendamment des frais de culture, qui, comme on l’a vu, sont énormes dans ce pays, le paysan de Nice n’est ni sobre ni économe et est très peu secondé par la femme ce qui l’oblige à prendre plus de journaliers.

Le paysan de Marseille, qui sur un sol ingrat n’a que le tiers des récoltes, finit cependant par s’amasser quelque chose pour ses vieux jours, afin de ne les pas finir à l’hopital qu’il a en horreur ; plusieurs laissent de petites propriétés à leurs enfans ; mais il ne se désaltère qu’avec la seconde piquette, il se contente à ses repas d’un oignon cru et d’un anchois salé, et la femme travaille comme l’homme.

Ici, le paysan boit du bon vin et aime la bonne chère ; quand il est en fond, il recherche jusqu’à la volaille pour ne vivre le reste du tems que de fêves. La femme qui commande généralement, ne fait guêre que les travaux de la maison et ceux de la campagne d’une exécution facile. Aussi le sort de cette classe d’hommes est-il déplorable sur la fin de leurs jours ; les enfans, en age de mariage, abandonnent communement le père, pour chercher quelque métairie et s’établir ; le père et la mère vieux sont mis dehors du bien qu’ils ne peuvent plus cultiver et leur destinée à tous est d’aller mourir à l’hopital.

Le haussement des prix de l’huile a du mettre chez eux un peu plus d’aisance que par le passé. On le voit au luxe des paysannes et à celui des jeunes gens qui dédaignent aujourd’hui les draps grossiers et les métaux communs mais cette apparence vaine n’améliorera pas leur sort. Qui, dans ce siècle d’imposture et d’immoralité voudra prendre la peine gratuite d’inculquer dans des âmes grossières et ignorantes ces vertus de conduite et de prévoyance qui font la félicité des nations comme celle des particuliers ?