Mœurs, habitudes et langage

Des mœurs, des habitudes du langage et des facilités intellectuelles des habitants des Alpes-Maritimes.

NOTE : Nous offrons aux internautes la possibilité de découvrir ce texte inédit transcrit dans sa forme originelle et avec l'orthographe de l'époque.

Des mœurs, des habitudes, du langage et des facilités intellectuelles des habitans des Alpes-Maritimes

Plus je considére le caractére moral des différens peuples de la terre, plus je vois qu’il est formé par les impressions du climat, la nature du gouvernement, les institutions particuliéres, et l’exemple des voisins ; l’habitant des plaines fertiles à des mœurs douces et pacifiques ; celui des lieux apres et difficiles a des mœurs plus rudes et plus portées à la férocité ; les gouvernemens qui permettent à l’homme d’étendre sa pensée sur tout ce qui peut éxercer l’entendement humains, ont des sujets plus civilisés, plus vifs, et en même tems plus passionnés ; ceux au contraire, dont le despotisme fixe la limite des objets au deça et au dela desquels il n’est pas permis de s’étendre, forment des sujets soumis et habitués à un cercle étroit, au delà duquel ils ne se passionnent plus , et par conséquent moins civilisés.

Le gouvernement du roi de Sardaigne, qui a été durant plusieurs siécles, celui de ces contrées, quoique juste et paternel, tendait par la forme absolue, à cette circonscription dans les provinces éloignées de la capitale et qui ne communiquaient pas avec des peuples plus instruits, de là une soumission absolue et sans examen a ses volontés ou a celle de ses gens, et la ferme croyance qu’on ne pouvait et qu’on ne devait même songer d’obtenir un état plus heureux.

Aussi la révolution de France n’a-t-elle pas produit dans le comté de Nice ce bouleversement dans ses idées, cette élévation d’ame, cet enthousiasme porté jusqu’au fanatisme, qui a fait faire les plus belles actions et commettre les plus grands crimes, et dont les chances ont fini par produire nombre d’alienations d’esprit, chez des peuples voisins. Ici, le changement de gouvernement fut considéré comme une simple violation accidentelle de l’ordre établi de tout tems, tandis qu’une poignée d’hommes profitait des circonstances pour s’enrichir, et qu’un plus petit nombre encore plaçait des idées philosophiques, la multitude, tant nobles que roturiers, tant pauvres que riches, courait de bonne fois sur les pas de son maitre malheureux. Elle revint résignée à son sort, obéissant au nouveau gouvernement comme à l’ancien, sinon avec le même dévouement, du moins avec la même soumission de fidélité.

Il y a puis une différence entre les mœurs et les habitudes des habitans de chaque région du département suivant le climat, la nature du voisinage, et les occupations du peuple ; car dans les gouvernemens absolus, et ou il y a moins d’activité morale, on laisse plus d’empire au climat.

Caractère des niçards et autres habitans de la cote maritime

Le caractére de l’habitans de Nice et de toute la cote maritime est doux, humain, paisible, peu porté aux crimes ouverts, paresseux, insouciant. Le niçard n’aime pas se donner de la peine et fie beaucoup à la nature le soin de sa subsistance ; il fuit les innovations ; il aime les plaisirs de la table, le luxe des habits et paraît peu inquiet sur le lendemain. Cependant sa prodigalité n’est que pour lui, car il n’est rien moins que libéral, et hospitalier, excepté qu’il n’ai besoin de quelque service.

Il est à la fois, sombre et joyeux, crédule et défiant, poli et grossier, timide et valeureux ; sous les déhors de l’amitié, quelques uns ne sont pas exempts de perfidie, servant sourdement de délateurs de l’homme qu’ils encensent ouvertement.

Cette tendance à l’apathie fait que les étrangers et les gens de la montagne occupent tous les emplois et font tout le commerce ; mais l’esprit de défiance et de jalousie se glissant dans toutes les opérations, le commerce reste petit et ne spécule jamais qu’à coup sur.

Le niçard voyage peu, il ne trouve rien d’aussi beau que son pays, et cette habitude casaniére, contribue beaucoup aussi à rétrécir ses conceptions.

Les habitans de l’ex principauté de Monaco, participent du caractére des niçards, mais comme ils fréquentaient plus souvent les français, ils sont plus polis, plus affable, plus maniérés qu’à Nice, mais plus rusés, et encore moins hospitaliers.

Caractére et habitudes des habitants des montagnes

Le caractére de l’habitant des montagnes, quoi que moulé en général, sur celui de Nice, en est cependant très différent. Il est actif, rude, grossier et quelque fois féroce ouvertement. Là, l’homme ne redoute pas la fatigue, et il épie avec avidité, tous les moyens d’augmenter sa fortune, forcé par la nature de son territoire à la société, il économise sans cesse, et ne recherche aucune des commodités de la ville. J’ai été surpris, en parcourant ces montagnes, de voir la pauvreté et la saleté des meubles, la grossiéreté et le délabrement des habitations, plus je m’enfonçai vers les régions froides, moins je trouvai aux maisons des portes et des croisées, on était déjà sur la fin de brumaire et les plus opulens attendaient de plus grands froids, pour s’en garantir avec des chassis de papier.

Avec cette économie dictée par le besoin, toutes ces peuplades exercent volontiers l’hospitalité envers les étrangers, preuve du peu de progrés que la civilisation leur a fait faire tant vers le vice que vers la vertu.

Courage militaire

Les diverses peuplades conservent de leurs ancètres l’esprit guerrier qui les caractérisait, et toujours tels que les anciens historiens l’ont dépeint ; c’est à dire, ces peuples sont excellens pour la guerre des défilets, et employés comme troupes légéres. Rien n’égale leur audace, lorsqu’elle est excitée par l’appas de butin ; ils se sont distingués dans toutes les guerres, et à leur terminaison, l’esprit d’indépendance ne pouvant plus s’assujettir à une vie réglée, y a presque toujours produit des brigands, une arme est pour eux l’objet le plus précieux ; plusieurs communes autre fois républiques, telles qu’à Utelle, Levens et Lucéram, ne se soumirent (comme on l’a vu dans l’introduction), après une guerre de trente ans, aux ducs de Savoie, qu’a des conditions humiliantes pour le vainqueur, et entre autres, qu’ils pourraient porter toutes armes, et surtout un grand couteau.

Cet esprit belliqueux étant bien dirigé, est d’un grand avantage pour garder la frontiére ; l’ancien gouvernement avait levé 4 000 hommes de troupes de milices, sous le nom de chasseurs de Nice, qui le serviront avec courage et fidélité jusqu’à l’extrémité ; la France a eu un exemple de ce que peut ce courage soumis aux régles militaires, dans le général Massena, natif de Levens dont je viens de parler, et un des grands capitaines de ce siécle.

Barbétisme

Mal dirigé, cet esprit peut faire beaucoup de mal, et il en a fait beaucoup dans cette derniére guerre, aux français obligés de franchir ces montagnes isolément ou en petites troupes.

Congédiés d’une part par le roi Sarde qui ne pouvait plus les payer, proscrits de l’autre, maladroitement, et je dirai injustement, dans leur patrie, les chasseurs de Nice furent forcés par le désespoir à devenir des brigands, sous le nom de barbets, à quoi d’ailleurs ils étaient entrainés par l’espoir du pillage. Le souvenir des cruautés froides et réfléchies que cette race féroce a commise au midi, en même tems que de pareils brigands en commettaient à l’ouest de la France, fait frémir d’horreur.

En vain, on en fesait un grand carnage et dans les montagnes et au lieu du supplice, ils semblaient renaitre de leurs cendres ; enfin, une sage administration ayant succédé à l’ancienne qui fomentait souvent ce brigandage, en confondant l’innocent avec le coupable, et une amnistie générale ayant été promise sur tous les delits anciens, ces mesures pacifiques eurent plus d’effet que les supplices, les barbets rentrérent dans leurs communes et y devinrent des citoyens paisibles ; plusieurs d’entre eux m’ont servi dans mes tournées d’escortes et de guides, se conduisant parfaitement bien ; et à part une vingtaine de chefs incorrigibles, qui se contentent de voler, sans assassiner, le département des Alpes-Maritimes, n’a plus à redouter ces terribles enemis, dont les incursions se portaient, il y a quelques années, jusqu’aux portes mêmes de Nice.

Influence des femmes

L’amour est une passion qui agit fort peu sur ces ames grossiéres, et il en est de même pour tout le département sauf Nice, Monaco et Menton. Soit faute d’agrément du coté du sexe, soit difficulté de se procurer la subsistance, l’indifférence pour les femmes est marquante par tout. Ayant eu soin de m’informer dans chaque commune de l’état comparatif des mœurs actuelles avec celles de 1790, tous les curés m’ont assuré de la sagesse de leurs parroissiens à cet égard ; j’ai même remarqué que le nombre de ces enfans naturels (quoiqu’il ait été de toujours petit, excepté à Nice, ou il n’y a jamais eu de véritables mœurs) était infiniment moins considérable actuellement, qu’avant la révolution. Aussi, les soldats français, heureux galans partout où ils passent, ne l’ont-ils guère été dans ces montagnes ou la grossiéreté et la rudesse des femmes, dont l’éducation est totalement négligée, égalent celles des hommes, si elles ne les surpassent pas.

Esprit de rapine

En échange, tous les curés se sont plaints du peu de respect que les enfans ont aujourd’hui pour leurs pères et mères, de la fréquence inouie des vols de campagne de l’abandon de toute bonne foi, et de la disposition augmentée pour l’ivrognerie.

Influence des sentiments religieux

C’est qu’après avoir bien observé les mœurs de tout ce département, je puis lui appliquer sans crainte d’éxagération ces paroles de feu monsieur Dupaty « à Nice, beaucoup de dévotion, point de réligion ». La réligion, ce beau présent du ciel, pour consoler l’homme et le rendre meilleur, est tout, dans ces contrées en pratiques minutieuses, et rien en morale. J’ai entendu avec frissonnement, dans plus de vingt communes, de la bouche d’un peuple ignorant qui se déchirait pour une procession, ce proverbe affreux de son invention, « que qui a peur de l’enfer, meurt de faim en hiver ». Est-il un peuple plus avili et en même tems plus malheureux, que celui qui est parvenu a étouffer ce sentiment sublime qui prolonge l’existence du juste dans les siécles à venir, qui le venge des crimes du méchant, et qui est la sentinelle la plus vigilante de la sureté publique ?


Il est à croire que c’est l’anarchie de ces derniers tems qui a produit ces maux ; j’ai aussi tout lieu d’espérer de la sagesse et des lumiéres du prélat actuel, Monseigneur Colonna qui administre l’église de ce département, que les sentimens réligieux obtiendront bientôt l’effet naturel qu’ils doivent avoir ; je dis sans crainte, comme sans flatterie, que la loi du concordat est un bienfait pour ce pays, et que le gouvernement a droit d’en attendre les plus heureux résultats, si l’on peut réussir à obtenir de bons curés ; leur influence, dans les villages, est plus grande que celle des maires.

Différence des mœurs selon les régions


Quoique les mœurs et les habitudes soient grossiéres partout, elles ont pourtant des nuances plus ou moins favorables, suivant les peuples avec lesquels telle région du département communiquait davantage. Dans les vallées de Paglion, de Bévera, de la Roya, de la Visubie et de la Tinée, ou les communications se fesaient entiérement avec les piémontais, le caractére du peuple est plus rude, plus sombre et plus féroce ; sur la cote maritime et dans la vallée de la Nervia, ou l’on communiquait et ou l’on communique encore beaucoup avec les liguriens, peuple civilisé par le commerce, le caractére des habitans est plus liant, et moins féroce ; dans les vallées d’Entraune, de Guillaumes, du Var et de l’Estéron, ou le commerce s’est toujours fait avec des départements français, on trouve une aménité et une affabilité, inconnues jusque là malgré les orages de la révolution ; aucun crime ne s’est commis dans ces vallées ; les milices au service du roi se sont retirées tranquillement, et les municipalités ayant eu la sagesse de les couvrir et de les protéger, il n’y a pas eu un seul barbet ; on y voyage, sans avoir besoin d’escorte et de jour et de nuit ; aussi y a-t-il un peu plus de lumiéres, plus de véritable réligion, et plus de mœurs.

Procédures

Ce n’est pas d’aujourd’hui que ces diverses régions diffèrent, ayant consulté les membres des tribunaux de l’ancien régime, pour savoir qu’elles étaient les communes les plus disposées alors à plaider, et qui étaient le plus souvent impliquées dans les procés criminels ; il m’en est résulté que dans les derniéres vallées dont j’ai fait mention on était, et l’on est encore très porté à la chicane, mais qu’il était rare que quelqu’un fut poursuivi pour crime d’assassinat ; que le meurtre provenant des rixes, ainsi que l’assassinat étaient assez communs dans les vallées qui touchaient le piémont, et qu’ils l’étaient moins dans la basse vallée de la Nervia et sur la cote maritime.

Progrés dans la civilisation

Dans ces derniéres contrées, ainsi que dans les vallées attenantes à l’ancienne France, les mœurs ont encore beaucoup gagné, depuis la révolution, relativement à l’urbanité ; il y a plus de propreté dans les maisons. Les arts du luxe commencent à se manifester dans les meubles et dans l’habillement : les terres même en sont mieux travaillées. Dans les autres régions, au contraire, aucun progrés ne s’est fait, il y a la même barbarie, la même malpropreté, la même ténacité pour les anciennes coutumes. J’attribue beaucoup cette différence à la nature du langage.

Nature du langage

A Nice, on parle un patois grossier, propre au pays et qui n’est ni provençal ni piémontais ; on le parle dans les maisons, dans les promenades, tant chez le pauvre que chez le riche ; c’est l’idiome usité des prédicateurs, lorsqu’ils ne préchent pas en italien ; ancienne langue des bureaux mais peu connue du vulgaire.

Dans les vallées de Paglion, Bevera, Roya, Visubie et Tinée, on parle un patois mêlé de beaucoup de piémontais.

Dans la vallée de la Nervia, le langage est mélangé des idiomes piémontais et ligurien.
Dans toutes les communes de ces vallées, soit en plaine soit en montagne le peuple ne comprend pas un mot de français et ceux qui l’administrent n’en savent guère plus, de sorte que les lois, arrêtés, ordonnances, proclamations etc. leur parvenant en français, ils sont peu en état d’en apprécier la valeur.

Au contraire, dans les vallées du Var, d’Entraunes, de Guilleaumes, entre le Var et l’Estéron, et même à Saint Ethienne, on cultivait plus le français que toute autre langue, ce qui fait que les actes écrits de cette maniére sont mieux compris et font plus d’effet.

N’y ayant rien d’aussi connu aujourd’hui, que l’influence du langage sur les mœurs et les habitudes des peuples, on sentira aisément combien il est essentiel de répendre dans ce département la langue française et d’établir dans chaque grande commune un maître de cette langue, ce qui manque totalement partout.

Nous terminerons ce chapitre et cette section par dire un mot du dégré d’intelligence des habitans des Alpes-Maritimes.

Degré d’intelligence des habitans des Alpes-Maritimes

On ne peut leur refuser de la conception, de la mémoire, et de l’aptitude aux sciences exactes et aux beaux arts ; le département a fourni dans l’une et l’autre partie, des hommes illustrés dont tel pays le plus civilisé aurait raison de se glorifier. Nous avons déjà fait mention des Cassini et Maraldi , de Périnaldo, qui occupèrent le premier rang dans les sciences exactes, et dont le dernier (Jean Dominique Maraldi) vint mourir dans sa patrie le 14 novembre 1788, comblé de gloire et de bienfaits justement mérités. Immédiatement après ces grands hommes mérite d’être placé, Alexandre Victor Papacino d’Antony né à Villefranche le 20 mai 1714, et mort à Turin lieutenant général et commandant en chef du corps d’artillerie, le 7 décembre 1786. Cet homme justement célèbre dans le génie et l’artillerie, s’était élevé sans fortune et sans appui et par son génie seul, du rang de simple soldat, à ce poste éminent qu’on n’accordait rarement dans le gouvernement Sarde qu’à la plus haute noblesse. Il a laissé sur le genie militaire, l’artillerie et la tactique militaire, un grand nombre d’écrits, qui ont mérité d’être traduits dans plusieurs langues et dont on peut voir l’énumération dans le dictionnaire géographique, imprimé à Nice.

Plusieurs se sont montrés capables de profondes recherches dans l’histoire, la chronologie, les langues anciennes. Pierre Jofredi , de Nice, fit l’histoire des antiquités de cette ville et de Cimier, dans le 17ème siécle donna plusieurs articles dans le Theatrum Statuum Pédémontium, et laissa un grand manuscrit sur les Alpes-Maritimes, dont il ne m’a pas été possible d’avoir connaissance. L’abbé Alberti de Sospello écrivit au commencement du 18ème siècle, l’histoire ancienne et moderne de sa patrie.

Plusieurs se sont distingués dans la médecine et la chirurgie, dans l’église et dans le barreau, quelques uns d’entre vivent encore.

C’est particulièrement dans les beaux arts, qu’ils excellent, Nice a produit dans le XVIème siécle. Louis et Jean François Bréa père et fils, qui se sont distingués dans la peinture, dans le commencement du XVIIIème, Charles André Vanloo, mort à Paris, le 15 juillet 1745, directeur de l’académie de peinture, premier peintre de la cour de Versailles, et décoré du cordon de Saint-Michel. La dernière épidémie a enlevé à Nice, dans le printems de ses jours, un excellent peintre, qui donnait les plus grandes espérances, dans la personne du citoyen Vignalis, né à Monaco, professeur de dessin à l’école centrale, et qui avait déjà mérité les suffrages du célèbre David.
En fait de poésie italienne et latine, on compte le poète Leotardi, mort à Nice en 1660 ; le père Cotta de Tende, mort en 1738. L’abbé Passeroni de Lantosca, né en 1713, et qu’on dit encore vivant, en Italie et plusieurs autres.

Mais ce n’est pas simplement d’après le petit nombre d’hommes que je viens de citer, que je juge l’esprit des habitans des Alpes-Maritimes, je les juge d’après la connaissance que j’ai de plusieurs. Or j’ai vu que réellement les jeunes gens de Nice auraient de l’aptitude aux sciences, s’ils n’étaient pas autant dissipés, et s’ils étaient plus constans. Mais, ainsi que l’historien Jofrédi l’avait déjà remarqué en 1658, cette paresse qu’ils doivent au climat les empêche de mettre à l’étude cette opiniatreté qu’elle exige, pour devenir profitable ; manquant de l’esprit de méthode, qu’on vint en vain leur donner, et bientôt dégoutés par les difficultés, ils abandonnent facilement un objet, pour se fixer vers un autre qu’ils ne tardent pas aussi d’abandonner. Ainsi, de 30 élèves que j’ai eu chaque année au commencement de mes cours de phisique et de chimie, et ou, plusieurs me donnaient la satisfaction de montrer de l’intelligence, ne m’en ait jamais resté sur la fin des cours que deux à trois encore natifs de la montagne.

Il en est de même des mathématiques, plusieurs font des progrés, au commencement, qu’ils abandonnent ensuite ; et cependant, le génie de la nation pourrait exceller en cette partie, y en ayant quelques uns qui s’y sont adonnés volontairement et qui ont réussi.

La faculté, ou les gens de Nice brillent le plus, est celle de la mémoire ; ils l’exercent volontiers ; par principe de l’éducation vicieuse usitée dans l’ancien gouvernement, ils sont trop persuadés que le savoir consiste à apprendre des mots ; cette méthode qui favorise leur paresse naturelle, a nui et nuira longtems encore au développement du jugement.

Aussi les arts d’imitation et ceux d’imagination sont-ils ceux qui leur plaisent le plus ; des différentes branches enseignées à l’Ecole Centrale, celle de dessin est le plus suivi. La danse, la musique, la déclamation, la poésie, ont pour eux de puissant attraits, plusieurs s’adonnent, avec passion à la poésie mais dans laquelle on voit, plus de mots appris que de choses, moins d’immagination que de mémoire. Les charmes de la musique ne les transportent cependant pas autant que les habitans de la Provence et du Languedoc ; comme si la mollesse du climat diminuait dans les organes cette sensibilité exquise qui produit des émotions tumultueuses dans l’habitant d’un climat plus sec.

Il n’en est pas de même des habitans des montagnes ; avec moins de mémoire, ils ont plus de solidité dans le jugement ; ils portent dans l’étude une opiniatreté infatigable ; leur pauvreté ne leur permet guère de se livrer aux sciences ; mais ceux qui s’y livrent sont capables de tous les sacrifices et réussissent communément ; j’en connais qui sont encore vivants, qui se sont distingués dans le génie militaire et les mathématiques ; dans mes cours de chimie et de phisique ainsi que dans mes demonstrations anatomiques et mes leçons de physiologie, ce sont eux qui m’ont donné le plus de preuves de constance et d’intelligence.

Ainsi, soit d’après les hommes illustres que le département a fourni, soit d’après l’essai que nous avons fait des facultés intellectuelles de ses habitans, nous sommes en droit de conclure qu’étant cultivés ils pourraient donner à la patrie et au gouvernement d’aussi bons sujets que les autres départemens de la France.

Peut être que s’ils étudient moins aujourd’hui qu’ils ne le fesaient par le passé, c’est parce qu’ils n’ont plus, comme alors, l’appas des récompenses ; dans l’ancien gouvernement, nul n’était promu à aucune place, s’il n’avait fait dans les collèges toutes les études ordonnées par la loi de l’état ; ils ont eu l’expérience depuis la révolution que la science ne conduisait a rien et que les hommes les moins lettrés étaient néanmoins pourvus des fonctions les plus importantes ; il est vrai aussi de dire, que les anciennes écoles ayant été détruites, l’école centrale n’a pu entièrement les remplacer, par les lacunes nombreuses qu’elle laissait ; mais ils savent aussi que le gouvernement consulaire est le réparateur des maux inévitables d’une révolution, et qu’il fera insensiblement aussi rentrer chaque individu dans la classe que la nature et l’éducation lui avaient assignées.