Les perles

Anne exprime sa colère face à des remarques indélicates que l’adoption suscite. Elle tentera à chaque fois d’affirmer la force du lien et la légitimité de la place de chacun.

Ce que j’appelle les « perles de l’adoption » est constitué par l’ensemble des petites phrases irréfléchies que des personnes (souvent inconnues) nous adressent sans qu’on ne les ait sollicitées en quoi que ce soit.

Nous disposons donc, mon fils et moi, 8.5 ans après notre retour de Dakar, d’une solide expérience en la matière.

La première survint quelques jours après notre arrivée : portant mon enfant de 4 mois en porte-bébé dans la rue, une dame marchant sur le trottoir d’en face traversa et m’interpella :

« Il est à vous ce beau bébé ? »

«  oui madame, c’est mon fils » répondis-je

« Ah ……. Je pensais que vous étiez allée le chercher au l’autre bout du monde »

La surprise passée, je lui répondis :

« Oui madame. Je suis allée le chercher au bout du monde ET c’est mon bébé. »

La dame, gênée, clôtura la conversation :

« Ce n’est pas ce que je voulais dire »

 

Je peux comprendre le fantasme que suscite l’adoption ; mais beaucoup moins l’intrusion d’étrangers dans mon intimité, en pleine rue.

J’eus la désagréable sensation que les paroles de cette personne avaient précédé sa pensée, lui faisant perdre toute mesure, tout respect de la vie privée.

Cette dame eut le privilège d’offrir la première perle linguistique d’un long collier. Une liste sans fin allait en effet suivre…

Je ne pourrai jamais toutes les énumérer. Je m’en tiendrai donc à celles qui laissent encore leur trace aujourd’hui dans notre histoire.

Arriva ensuite une perle qu’une pédiatre m’offrit. Parfaitement au courant de notre histoire familiale, et malgré les indications inscrites en gros sur le dossier de mon enfant, elle commença par l’appeler par son nom de naissance dans la salle d’attente. Après de brèves excuses, elle nous fit entrer dans le bureau de consultation.

Mon fils de 3 ans m’interpella plusieurs fois : « maman, je peux monter sur la table ? maman, est-ce que ça fait mal ?...... »

Sans adresser un regard ni une parole à mon enfant, la pédiatre se tourne alors vers moi et me dit : « il vous appelle maman ? »

Pépite à laquelle je réponds, après un bref silence de stupéfaction : « -oui Madame ; il m’appelle maman car je suis sa mère »

Mon collier de perles venait de s’alourdir brutalement par le poids de certaines.

Cette pédiatre me jetait au visage son refus (ou son incapacité) à reconnaitre la filiation adoptive comme étant une filiation à part entière ; au point d’en étouffer sa connaissance des enfants et d’oublier qu’un enfant a des oreilles et sait s’en servir. Mon enfant ne parlait-il pas ? ne comprenait-il pas ce qu’elle disait ? Quelle existence avait-il à ses yeux et dans quelle filiation l’inscrivait-elle ?

Puis vint l’école….

A 4 ans, mon petit garçon exprima dans la classe le fait qu’il n’avait pas de papa. La maîtresse, sachant parfaitement que je l’avais adopté seule, jugea utile de lui répondre : « Si, tout le monde à un papa : le tien doit être au Sénégal »

Confusion (ou fusion ?) totale entre filiation et biologie

Je réclamais donc rapidement un entretien auprès de cette enseignante afin de lui expliquer que l’adoption plénière :

  • ne peut être prononcée sans rupture de la filiation d’origine ;
  • que mon fils est parfaitement au courant de son histoire ;
  • que je réponds à toutes ses questions avec le plus d’honnêteté possible ;
  • que nous n’apposons jamais le mot maman à la personne qui l’a porté ni le mot père à son géniteur ;
  • que l’élevant seule, il n’a effectivement pas de papa.

Au bout d’une heure d’entretien, elle semblait satisfaite et soulagée que nous puissions « tenir le même discours ».

Au moment de partir, mon fils quitta la cour de récréation et vint la saluer. Elle se mit à sa hauteur et lui dit : « nous avons discuté de ta maman au Sénégal et de ta maman de cœur ici »

Stupéfaction ! Mon cou commence à plier sous le poids de ce collier.

Je me souviens que la colère m’a serré la gorge.

Je m’accroupis également à hauteur de mon enfant et sans adresser un mot ni un regard à la maîtresse je le rassurais avec les paroles que je lui ai toujours tenues : « NON, Tu as une seule maman. Une dame t’a porté dans son ventre au Sénégal mais cette dame n’a pas voulu devenir une maman. C’est ainsi que moi, j’ai pu devenir ta maman »

Certains peuvent penser que ces discours réveillent une susceptibilité maternelle. Je ne le pense pas. Cependant, je suis convaincue que la filiation adoptive peut conférer à l’enfant un sentiment d’appartenance à part entière. Cette conviction absolue de bien être pour toujours la mère à peau blanche de mon enfant à peau noire, au point de ne plus avoir conscience de cette différence physique au quotidien. La conviction que la filiation est bien autre chose que de la génétique.

Ce qui déclenche ma colère, c’est le désordre, l’incompréhension que ces paroles irréfléchies peuvent instiller dans le cerveau de nos enfants.

Je me souviendrai toujours de ses petits yeux passant à toute allure de la maîtresse à moi.

Et de ses paroles en rentrant en voiture chez nous : « mais de qui elle parlait la maîtresse ? C’est qui cette maman au Sénégal ? »

Un enseignant est une figure importante dans la vie d’un enfant de 4 ans.

En tant que parents adoptifs, nous sommes très attachés à transmettre à nos enfants leur histoire, avec le plus d’honnêteté et d’intégrité possible. Des étrangers peuvent-ils interférer ainsi avec notre éthique de vie ?

Devons-nous supporter, mon fils et moi, que dans les lieux publics, à maintes reprises, des étrangers nous questionnent sur notre filiation, parfois avec un geste mimant un ventre de femme enceinte ?

Ai-je envie d’entendre un employé de la sécurité sociale me demander de remplir annuellement un bordereau afin de confirmer que je garde bien mon enfant avec moi jusqu’au jugement d’adoption plénière ?

« Vous ne le saviez pas Madame ? »

« Non, je ne peux même pas l’imaginer »

Une vieille dame m’a même rétorqué, alors que je refusais de répondre à ses questions intimes : « moi, j’ai préféré adopter un chat ».

Ce n’est pas l’adoption en elle-même qui pose un problème à nos enfants ; c’est le regard de l’environnement sur leur histoire, et ce qu’il en dit ; tous les fantasmes qu’elle suscite.

C’est l’acharnement à vouloir transformer une particularité en une problématique.

C’est l’incapacité à comprendre (ou le refus) que filiation et biologie ne se superposent pas ; l’incapacité d’accepter (et de respecter) que la filiation soit aussi juridique et surtout affective.

C’est nier le plus profond de notre humanité pour se retrancher derrière la science ; car la biologie se matérialise, s’étudie, se manipule, se soigne.

Mais qu’en est-il de la relation humaine ? n’est-elle pas plus complexe, difficilement matérialisable, et donc plus angoissante ?

Mon collier de perles est bien lourd. Mais ce qui me pèse le plus, c’est que c’est mon enfant qui le porte.

Et pourtant …

« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort » disait Nietzsche.

Chaque perle n’aide-t-elle pas mon enfant à se construire ?

En effet, par la réponse verbale que j’oppose à chacune de ces perles, je réactualise en permanence ma certitude d’être la mère de mon enfant. Je permets donc d’enraciner ma légitimité de mère et sa légitimité de fils.

Y-aurait-il autant de perles si leurs auteurs s’adressaient à des enfants plus grands ayant des capacités affectives, de raisonnement et d’expression plus élaborées que celles de nos jeunes enfants ?

Un jour viendra où ils auront plus d’assurance et mettront ces personnes face à leur méconnaissance et à leur indélicatesse. Peut-être seront-elles déstabilisées face à leurs réponses et injecteront, enfin, de la réflexion dans leur discours. Peut-être arriveront-elles à s’affranchir du primat biologique et à ne plus confondre géniteurs et parents.

Finalement, nos enfants, en subissant ces agressions verbales répétées, permettent à leurs parents de leur affirmer constamment leur force de conviction en la filiation adoptive et les aide à tisser de solides cordes sur lesquelles ils pourront, je l’espère, s’appuyer toute leur vie.